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« Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. »

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MessageSujet: « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. » « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. »  Icon_minitime1Dim 26 Juin 2016 - 23:57

You've got it all wrong, Mother,
flaunting your grief,
stripping the sycamore
down to a ghost tree.
We revel in skeletons,
find the clean lines
sensuous and economical.
The dead sing us songs
I'm learning to answer.

I'm learning new words
like pomegranate,
a word you can suck on:
pom—thick and round, a bittersweet
bulge, e—the one you slide over
to get to gran—a slow swelling,
cancer or the rose, it doesn't matter,
then granate—a stone stopping
you hard and cold.
Pomegranate—a word you spit out,
the snick of seeds
against your teeth.

I remember planting, the small furrows.
And the coat of rabbit pelts
you wore. When I was small,
I'd sit beside you and blow into the fur.

I remember dusk
stitching the tulips shut
and throngs of azaleas,
their white throats
open to the moon.

I remember the peach
spattered with red,
furred yellow sun,
and all that juice
let loose on my tongue,
and the pit, its secret
bloody mouth at the center.

I want to learn the language of return.
Re is a reel pulling me back,
the hook in the mouth,
the bud on the rose. Turn
is the worm biting,
smooth swell of the belly,
the detour that brings us home.

I want the ice to melt,
the slow dripping that feels like loss
and is a loosening, a letting go.
The sluggish floes will crack and heave,
the river stretch like a snake in the sun.
Then the floods of summer, the dense
green banks, the sun pumping
juice through the peach, the earth
furred with a pelt of grain.

That dance you taught us—
I'll learn its language in my body:
lift and flail to beat the grain
from the husk, remembering to save
some to return to you, remembering
that I will return here, a seed.



La tige de la fleur que l’on cueille ne se déchire jamais à l’endroit exact où les doigts s’en saisissent. Les tubes de chlorophylle s’écrasent sous la peau en y laissant parfois une trace légère et poisseuse où la couleur verte se devine presque. Perséphone petite n’aimait pas avoir les doigts poisseux, alors elle ne cueillait pas les fleurs. Perséphone n’était pas une enfançonne magique à l’enfance féérique. De la Sicile Perséphone ne connaissait rien, mais de Perséphone la Sicile connaissait tout.

Des petits pieds martèlent le sol, courent et courent le plus vite possible, vers l’eau salvatrice du lac où bullent une ou deux océanides. Les orteils s’écorchent contre les quelques herbes irrégulières des prairies de Déméter. La fillette est nue ; sa course éperdue est inconsciente d’autre chose que de son souffle qui se raccourcit, de ses muscles qui se contractent, de la légère moiteur qu’elle sent monter à la surface de sa peau. Elle est un petit corps dépourvu d’âme et ses pensées n’existent pas. Elle ne songe pas, lorsqu’elle plonge sans ralentir dans les eaux glacées du lac.

La pierre qui lui sert de plongeoir est usée et lisse d’avoir été foulée, mouillée et couverte d’une pellicule de mousse sur laquelle son pied n’a pas d’appui. Elle aurait pu, elle aurait du, glisser sur un des rochers qui surplombent  cette étendue bleu froid ; à l’issue de la courbe infinie de son vol élancé, se fracasser sur un des morceaux de minéral hérissé qui pointillent la peau du lac. Le petit corps se serait déchiré en plusieurs endroits et aurait continué à rouler épars au bas des rochers placides jusqu’à ce que les morceaux sombrent ou demeurent bien plantés, fièrement, tout en haut d’un pic, comme un étendard macabre.

Perséphone n’a pas chuté, parce que la terre est sa pensée. Le petit amas de chair et d’os qui lui sert de corps est la Sicile, et surtout ce jardin de l’Enna dans lequel elle court encore, nage encore. L’eau est gelée bien qu’il fasse chaud, si chaud. Les températures et les couleurs sont oxymoriques, ce jour là et les autres, Perséphone ne le voit pas parce qu’elle est cette chaleur sablée de l’air et ce froid translucide de l’eau. Sa course, son saut et sa brasse ne sont qu’un mouvement simultané qu’il faut décomposer pour décrire mais que sa texture divine réalise en permanence, dans une action aussi unique, achevée et constante qu’un jet de pierre, aussi éternel et continu que l’écoulement d’un ruisseau. Elle court les paupières serrées, saute en hurlant et nage les yeux grands ouverts en buvant par les pupilles. Jours et nuits existent un peu plus loin mais se tiennent à distance de sa présence.

Déméter la mange des yeux sans cesse. Elle est belle, elle ne sait rien, elle ne sait pas, l’angoisse est là quelque part est-ce éternel rien n’est éternel et c’est une déesse pourtant.

Un jour –c’était un jour ; Perséphone est constituée peut-être déjà, elle est un individu. Perséphone avait cessé de courir, plonger, nager. Au bord de l’eau, en arrêt enfin, elle avait vu un narcisse, au milieu d’une brasse, d’une foulée, de cet instant d’apesanteur ou sa voix se cristallisait dans l’air entre la brûlure sèche et l’hydrique. La bouche, les yeux, les sens ouverts, elle avait eu mal à la gorge, ouvert les yeux trop tôt, s’était pris la surface de plein fouet dans le regard ;  la douleur de l’impact la tira un instant de sa confusion constante d’avec sa terre. Sa terre frissonna, ses eaux frémirent, elle émergea pour se trouver face à cette fleur qui se dressait au bord de l’eau, semblant y pleurer. Sa blancheur lui sembla grotesque –mais quelque chose lui semblait, comme un coup de tonnerre. Une vague immense se dressait en tremblotant au-dessus des terres de Perséphone, dont chaque goutte était une perle de tragique qui menaçait de s’égrener violemment –coup de ciseau dans le collier, Perséphone s’approche du narcisse.
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MessageSujet: Re: « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. » « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. »  Icon_minitime1Mer 29 Juin 2016 - 21:30

- À moi tu peux me le dire ; je serai discret.
Elle tortillait ses doigts, essayant de ne pas détourner les yeux. Il avait parlé d’une voix trop suave. Il se tenait beaucoup plus près d’elle qu’une conversation normale ne le demandait, mais elle ne pouvait pas reculer. Elle avait du mal à soutenir son regard, qui brillait trop pour être honnête. Son instinct lui soufflait de partir en courant ; une crainte plus rationnelle l’en empêchait.
Zeus, Zeus, par pitié, sors-moi de là.
Elle doutait toutefois que celui qu'elle invoquait puisse faire quelque chose pour elle, et tandis que quelques longes secondes s'égrenaient sans lui fournir d'échappatoire évidente, elle sentit ses mains se mettre à trembler.
Il lui adressa un sourire presque aimable. Cela lui fit l'effet d’une menace glaçante.

- Ô Hadès, articula-t-elle, je, euh… je ne suis pas autorisée à… sauf ton respect je, enfin…
Elle lui adressa le regard le plus suppliant de son répertoire.
- Si je parle, Déméter me mettra en pièces…
Mais que faisait-il ici au juste ?! Depuis quand ces dieux chthoniens terrifiants sortaient-ils de leur souterrain pour menacer les honnêtes nymphes, et à plus forte raison celles qui gardaient les secrets  d’impitoyables olympiennes et n’avaient pas du tout intérêt à être menacées ? Il avait attendu qu’elle soit à l’écart des autres, sous le couvert des arbres, pour se présenter. Elle avait cru sur parole à son identité, même s’il n'était pas sorti de terre sous ses yeux. Sa simple présence l’écrasait avec une telle évidence qu’il ne pouvait pas en être autrement.

Partir, je veux partir, par pitié laissez moi partir, quelqu'un...

Il lui posa une main sur l’épaule, et elle sursauta.
- Faisons un marché, declara-t-il sans s'émouvoir. Parle, et quand Déméter en aura fini, je te promets d’être clément.

Hein ? Un marché ?! C'etait tout juste un ultimatum !

- J’ai encore dix secondes de patience à t’accorder, fit-il remarquer.

Elle déglutit.

- C’est la fille de Déméter que tu vois là, ô Hadès, couina-t-elle. Elle s’appelle Persephone, et Déméter la cache là avec nous autres nymphes depuis sa naissance. Elle est si belle que sa mère craint la convoitise des euh, la convoitise des hommes.
Elle ne put s’empêcher de jeter un oeil vers Hadès, même si elle s’attendait franchement à recevoir un regard haineux. Cependant, elle se rendit compte avec horreur qu’il était en fait déjà parti dans la direction de la jeune déesse.

Elle hésita un moment entre le soulagement et les petits tiraillements de sa conscience. Inutile, inutile, tais toi…

- Hadès ! cria-t-elle en vertu de tout bon sens.

Il se retourna, lui adressa un regard qui la mettait au défi d’ouvrir la bouche. Elle crut mourir déjà. Trop tard pour reculer.

- Hadès, ce n’est qu’une enfant ! S’il te plaît…”

Quelle éloquence ma vieille. C’en est fini de Perséphone, et c’en est fini de toi aussi. Ah, sa mère aurait dû la marier, plutôt que de la protéger vainement et la promettre à un sort pareil.  Tant pis, j’ai eu une belle vie le temps que ça a duré...

Hadès ne la foudroya pas sur place. Il se contenta de sourire.

- À tout à l’heure ! Lanca-t-il.

La nymphe eut un petit rire nerveux, avant de se laisser tomber à genoux sur le sol avec un certain sentiment de nausée.


______

Hadès calcula qu’il lui restait tout au plus une poignée de minutes avant que Déméter ne débarque. Elle se rendrait bien vite compte que quelqu’un dans ce pré n'était pas exactement une jeune nymphe. Il n’y avait pas beaucoup de temps pour prendre une décision.
Il avait sans doute commis une erreur en parlant à cette gamine ; il avait agi impulsivement. Lorsqu’elle parlerait, Déméter récupérerait sa fille sans plus de cérémonie et la cacherait avec plus de précaution, quoi qu’il fasse.



Et bien sûr qu’elle parlerait, cette horrible petite dotée d’une conscience ! Il n’en doutait pas une seconde. Zut. Il aurait dû lui raconter une petite fable rassurante ; ou ne pas lui parler du tout ; ou se faire passer pour quelqu'un d’autre, n’importe qui ! Quel idiot, Hadès, tu ne penses pas clairement, ressaisis toi.
Tant pis, la nymphe disparaîtrait. Même s’il traversait le pré à grandes enjambées, il était invisible à tout ce qui n'était pas un dieu. Il n’y aurait pas d’autre témoin.

Il envisagea d’envoyer la totalité de la bande de suivantes au enfers. Par précaution...

Il n’y avait plus de temps pour réfléchir ; elle était face à lui. En levant le nez, elle aurait pu le voir aussi. Pendant une seconde, il se figea pour la regarder.

Pendant une seconde, l’esprit d'Hadès cessa de formuler des plans, des précautions et des idées intelligibles.

Pendant une seconde, le monde prit un sens limpide.

Pendant une seconde, l’univers devint cette petite personne dont il ne connaissait rien.

Ah.

Deux centaures crevèrent la surface du sol avec fracas et le ramenèrent à la realité.Sans y accorder plus de réflexion, Hadès saisit l’inconnue par la taille, aussi facilement qu’elle avait cueilli ce narcisse.

La terre se referma sur eux dans la seconde suivante, laissant la pelouse intacte. Elle avala aussi une nymphe au loin par la même occasion, avec un petit chuintement.

Le silence revint sur le pré, mais, bien vite, ailleurs, une déesse se mit à hurler.
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MessageSujet: Re: « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. » « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. »  Icon_minitime1Lun 4 Juil 2016 - 1:35

« Ultima vox solitam fuit haec spectantis in undam :
« Heu frustra dilecte puer ! » totidemque remisit
Verba locus, dictoque vale « vale » inquit et Echo.
Ille caput viridi fessum submisit in herba,
Lumina mors clausit domini mirantia formam :
Tum quoque se, postquam est inferna sede receptus,
In Stygia spectabat aqua. Planxere sorores
Naides et sectos fratri posuere capillos,
Planxerunt Dryades ; plangentibus adsonat Echo.
Iamque rogum quassasque faces feretrumque parabant :
Nusquam corpus erat ; croceum pro corpore florem
Inveniunt foliis medium cingentibus albis.
»
Ovide, Les Métamorphoses, livre III, 3499-3510 – La mort de Narcisse

Une mélodie s’enroule autour de la cervelle de Perséphone, un doigt s’enroule autour du Narcisse. L’existence auparavant était cyclique et circulaire, une roue précieuse et ornée qui tournait dans le vide, brassant de l’air avec vigueur, avec inutilité aussi. Le vent et les courants étaient rythmés par la course de la gaminette, diva sans nom, amorale et impudique.

Déméter avait calqué sa respiration sur ce mouvement qu’elle avait œuvré à mettre en place, qu’elle contemplait d’un œil éteint, les membres indolores et immobiles, ankylosés par quelques siècles de passivité. C’est ce que l’on appelle l’âge d’or, les enfants. L’ataraxie est là, à portée de la main. Une vacuité éternelle confinée dans un sac en plastique hermétique, une cage à hamster aseptisée, depuis laquelle retentissent au loin quelques rires.

Perséphone enregistrait les nymphes qu’elle croisait dans sa course. Elle ne les comprenait pas, bien sûr. Ne dialoguait. Perséphone à trois mois était encore Déméter, Déméter avait progressivement cessé de bouger quand sa fille avait commencé à marcher seule. Naissance, enfance, adolescence, lever de rideau. A trois ans, la gamine sautait sur les genoux d’une nymphe, Déméter s’était figée définitivement. Elle avait commencé à courir et à se confondre avec le sol au fur et à mesure que son entité se distinguait de celle de sa mère. Déméter n’avait rien compris. Un petit coup de fourchette dans le sac plastique, quelques échanges gazeux qui recommencent, bientôt on pourra respirer normalement. Perséphone n’avait jamais prononcé un seul mot.

Mais le monde extérieur est insidieux. Les lacs, de liquide amniotique, avaient pu commencer à se changer en eau.
_________

Son index s’enroule autour de la tige du narcisse, Hadès va s’approcher. Hadès s’approche.

Toujours la mélodie résonne dans son crâne.

     Means to paper chase
     For a timepiece
     Never changes this…


Hadès s’approche, et puis Hadès est près d’elle, et elle sent bien. Perséphone a arraché le narcisse à l’instant où il a laissé la nymphe éplorée s’effondrer sur elle-même comme une chiffe. Non pas qu’elle éprouve de la compassion. Elle sait juste, et peut-être même qu’elle sait déjà ce qu’Hadès va faire dans la seconde qui suit.
Ce qu’Hadès a fait la seconde d’avant.

Mince, où est-elle. Il fait sombre. Une rivière. Ce n’est pas de l’eau, est-ce du liquide amniotique ?
Quand Perséphone tourne la tête autour d’elle, on pourrait croire qu’elle s’ébroue d’un long sommeil. Elle n’est plus sur sa terre et ouvre sur le nouveau monde qui l’entoure des yeux immenses qui se noient de terreur.
_____

Elle n’est plus sur sa terre et Déméter ouvre sur le monde poussiéreux qui l’entoure des yeux impuissants qui se noient de douleur. Perséphone, arrachée, le cordon ombilical, tranché, semble chantonner une petite voix dans sa tête. Elle hurle comme une femme qui accouche, une femme humaine faite de chair, et en même temps que se dissipe la pellicule de poussière qui se déposait doucement sur ses vêtements, elle sent tout à la fois ses muscles et sa fille disparue, et ses yeux et ses veines s’embraser. Une déesse est en colère.

Alors que le hurlement retentit toujours, l’herbe des prés commence à jaunir.

Zeus soupire déjà.

_____

Doucement, doucement, ça tangue, la petite barque… Déméter se meut, Perséphone ne bouge plus –retient son souffle. Une silhouette haute et sombre à ses côtés. Encore le souvenir sur sa peau d’un contact, d’un bras, léger oui, attendu non, qu’avec délicatesse son propriétaire a retiré. Contre sa volonté Perséphone est aux Enfers, mais pour qui n’avait pas de volonté, que penser d’un rapt-réveil ? Un geôlier n’est pas meilleur qu’un autre, se dit déjà confusément la déesse, quelque part.

A l’arrière de la barque de Charon, la nymphe terrorisée est roulée en boule, en train de convulser. Imperturbable, le passeur macabre accomplit son office. Le seigneur des lieux tenait peut-être à donner connaissance à son hôte des formalités de passage. Tout à l’avant, Perséphone qui s’est avancée se penche imprudemment, guette le fond du fleuve, et puis se redresse et regarde le plus loin possible devant elle, conquérante. Elle fredonne, sans un sourire, la mélodie de l’apparition du premier individu de sa vie. Une brume estivale et un parfum de narcisse, qu’elle tient serré au creux du poing, l’environnent encore. Tous les Enfers tremblotent au fur et à mesure qu’elle les pénètre –la terreur de la première seconde l’a déjà quittée. Elle ouvre des grands yeux effarés sur sa découverte de la claustrophobie.
Une envie de vomir la prend alors aux tripes, une brûlure qui se tord dans son ventre et la terrasse de l’intérieur de la même façon que le décor la terrasse de l’extérieur. Il faudrait qu’elle plonge, nage et coure, où donc est la terre qui la connaît ? Celle-ci lui est inconnue, comme cette grande silhouette sombre qui pour la première fois a touché sa peau, a baissé les yeux sur elle, l’a négligemment cueillie et emmenée. Une fleur déracinée ne survit pas, même lorsqu’on la replante dans le meilleur terreau du monde. L’aura des Enfers fait des volutes, vient lécher l’été qui entoure la petite déesse.

Si les sanglots ne la tordent pas, c’est parce qu’elle ne sait pas encore pleurer ; la perte la torture pour l’instant de l’intérieur sans que rien n’en paraisse autre part que dans la flamme du fond de ses iris qui buvaient le lac à grandes goulées salvatrices.

Mais le souvenir l’envahit d’une présence sombre et macabre tout autour d’elle, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que ce n’est pas un souvenir ; bel et bien la personne qui se trouve derrière elle la regarde et dégage son odeur d’amoralité, et sa première impulsion est d’ouvrir le poing pour offrir la fleur qu’elle a cueillie une seconde avant de se faire avaler par la terre, à lui, qui a su dire à cette terre d’engloutir son propre corps fait femme. Mais la fleur n’est plus, ici, qu’un morceau en lambeaux noircis de souvenir de safran. Alors, elle la laisse tomber dans le Styx. La fleur se désagrège en milliards de particules qui dansent sous la surface.

C’est alors que germe, plus que la peur et l’oppression, la haine de ce qui a corrompu ces pétales de chair. Perséphone sans regarder Hadès s’agenouille dans la barque et y plante son ongle. En jaillissent des tiges de viande et d’os humains, de toutes les âmes qui comme des parasites arrivent en nuage grouillant pour espérer toucher le bois de cette embarcation si frêle que prennent d’assauts les végétaux charnels. D’immenses corolles, feuilles, pistils se déploient et l’enserrent dans une étreinte amoureuse qui finira par la tuer. La nymphe, tombée dans le Styx après un roulis trop fort, est sans doute quelque part dans cette immense rafflésia dégoûtante de travers humains ou presque qui craquellent la coque. Perséphone se blottit au milieu des morceaux de cadavres mouvants métamorphosés en lianes létales. Elle ose, peut-être, lever un regard vers Hadès.
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MessageSujet: Re: « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. » « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. »  Icon_minitime1Dim 8 Jan 2017 - 2:37

Ce qu’elle est légère, se dit Hadès. Il l’avait soulevée comme si elle ne pesait rien.

La fille de Déméter lui semblait bien fragile. Elle n'était pas la seule déesse à paraître jeune ; on lui aurait donné, peut-être dix-sept, si elle avait été mortelle ? Pourtant sa jeunesse à elle donnait une impression authentique. C’était cette manière de se mouvoir sans préméditation, ce regard simplement curieux qu’elle lui avait adressé, alors qu’il était un parfait inconnu, arrivé sans prévenir à quelques centimètres d’elle. On aurait presque dit...un enfant en bas âge.

C’était cela, qu’elle voulait dire par “ce n’est qu’une enfant” ?! Mais quel âge avait-elle au juste ?

Perséphone n’avait pas protesté quand il l’avait hissée à bord, sans beaucoup de ménagement. Il l’avait assise à l'arrière, et elle s’était laissée faire, avec l’air de lui demander ce qu’il fabriquait, ce qu’il avait prévu pour la suite des évènements.

Comme elle se contentait de le fixer sans rien dire, il soutint son regard un instant. Elle avait des yeux verts, qui semblaient jeunes, oui, mais alertes. L’air interrogatif d’Hadès n’avait pas l’air de la déstabiliser plus que cela.

Pourtant, il déstabilisait pas mal de gens ! C’était presque vexant.

Donc, pour une raison quelconque, cette petite était la fille de Déméter, qui l’avait cachée dans un coin sans avertir personne. Curieux.

Hadès lui fit signe de rester là - elle n’avait pas l’air très désireuse de s’enfuir de toute façon - et chercha la nymphe du regard.

Il n’eut pas à la chercher longtemps ; elle produisait des petits bruits discontinus, étouffés mais tout de même assez haut perchés. Elle s’était aussi assise avec les genoux entre les bras, de manière à former une petite boulette très pitoyable et par conséquent très agaçante.

Bon. Il avait besoin de ce machin tremblotant et humide. D’abord, de s’assurer qu’elle n’aille avertir personne.

Il hésita un instant à la tuer ; perdue dans l’Asphodèle, il serait bien difficile à quiconque de la trouver pour apprendre quelque chose de sa bouche. II n’aurait pas à la surveiller plus longtemps, elle deviendrait agréablement silencieuse, et, le cours de toute son existence, y compris ce qu’elle avait pu apprendre sur cette jeune fille et sur les motivations de Déméter, lui apparaîtrait immédiatement.

Il lui tapota sur le sommet du crâne, et elle tourna vers lui un visage mouillé de larmes.

“Est-ce que tu comptes monter," demanda-t-il en désignant le char, "ou bien je dois te soulever aussi ?”



    Charon s’abstint de poser la moindre question. C’était quelque chose qu’Hadès appréciait beaucoup chez lui : le côté silencieux. Il était un peu difficile de savoir ce qu’il pensait sous son capuchon, mais son employeur le connaissait assez bien pour savoir qu’il n’ébruiterait rien de l'affaire. 

    Une fois tout le monde à peu près assis, Hadès tenta de faire le point sur la situation. Il n’y réussit absolument pas. Perséphone se déplaçait à l’avant de la barque, en faisant peu de cas de Charon. Elle s’était aussi mise à fredonner, ce qui était rare ici, mais, si Hadès avait un peu de mal à rester concentrer, c'était pour une autre raison. Une aura printanière se répandait autour de la déesse de façon très perceptible, comme un flacon de parfum renversé.  
L'effet, sous les voûtes noires de l’Erèbe, était des plus perturbants. C'est-à-dire qu'une autre présence habitait les lieux, une présence plus discrète et plus froide, mais dont l'esprit parcourait les enfers entiers pour en faire une entité presque vivante. Il s'agissait, tout simplement, de l'aura d'Hadès, qui trouvait assez désagréable de se sentir pressé vers l'extérieur, même s'il se laissait faire avec une certaine patience. Il avait l'intuition que l’invasion n’était pas volontairement agressive. Cette déesse étendait son esprit avec curiosité, par instinct, lui semblait-il. Elle y mettait toutefois une indéniable force. Dans un instant, elle heurterait les parois du périmètre qu'il était disposé à lui céder ; et alors, elle se rendrait compte qu’il lui faisait barrage.

Les changements d’humeur de la déesse étaient tout à fait perceptibles, bien qu’un peu confus. Sa présence s’étalait autour d’elle sans pudeur, avec exubérance. Les enfers ne lui plaisaient pas. Lui-même lui inspirait quelque chose entre la terreur et la haine.

Pourquoi l’avait-il enlevée déjà ? Il pouvait encore très facilement la ramener. Il la rendrait à sa mère ; Déméter serait contente. La nymphe remercierait tous les dieux qu’elle connaissait, et Perséphone elle-même serait délivrée de ce sentiment d’oppression et de rejet insoutenable, qui clignotait autour d’elle comme un grand panneau de signalisation, “LAISSEZ MOI PARTIR”.

Hadès sentit la tension grimper d’un cran. Si les deux auras étaient des lutteurs, elle était en train de prendre un meilleur appui sur ses deux pieds, se préparant à l'attaque. Les stalactites, sous les hautes voûtes infernales, se contractèrent en retour avec une certaine colère. Une main invisible se referma sur le narcisse, qui se désagrégea en un million de grains de poussière. Le seigneur des enfers avait pris une décision soudaine et très ferme ; il avait beau avoir conscience du rejet violent qui était fait de sa personne, il n’était pas disposé à laisser repartir la fille de Déméter. Il la garderait pour lui. Il était près à l’enfermer, à l’attacher s’il le fallait.

La réaction de sa prisonnière à ce changement d'atmosphère ne le surprit pas. A étaler son être à tout venant, elle laissait percevoir une violence qui ne demandait qu’un bon prétexte pour s’exprimer. Il évalua son premier mouvement non sans une certaine froideur. 

Les âmes ne sont pas une bonne idée ; d’un geste d’Hadès, la masse grouillante s’organise, se met en rang, et entreprend de cerner l’embarcation pour arracher méthodiquement tous les membres qui s’y accrochent. La chair, une fois séparée de sa source, se recroqueville, se ratatine et noircit, avant d’être livrée en pâture au fleuve.

Hadès est en colère. Il rend à sa captive un regard furieux. L’air des enfers ne vient plus lécher les contours de l’aura printanière en petites volutes ; il est un serpent, qui s'enroule autour de cette petite intruse sans plus de pitié. Qu'elle étouffe, et avec elle son intolérable mépris !


Les morts retrouvent la nymphe dans les profondeurs du fleuve - elle est plutôt mouillée, très évanouie. Ils la ramènent à bord et prennent d’assaut la barque. C’est Perséphone qu’ils veulent. Les corps s’agglutinent autour d’elle et l'immobilisent, la prennent par les bras et les jambes, forment plusieurs couches d’un cocon humain tout autour d’elle, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus bouger. 

La barque prend l’eau, mais ceux qui sont restés dans l'eau la ramènent tant bien que mal sur la rive.



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MessageSujet: Re: « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. » « Et que la grenade est touchante / Dans nos effroyables jardins. »  Icon_minitime1Ven 3 Aoû 2018 - 15:41

L'épaisse et réconfortante couverture de chairs pâles ou écarlates se déchire sous les assauts des âmes qu'Hadès avait mis une demi-seconde à mettre en mouvement. Perséphone est comme une petite plaie dont les deux bords encore à vif sont malmenés lorsque d'un coup sec, on retire un pansement mal collé. La peau douloureuse se tend et s'arrache par plaques imperceptibles sous le mouvement maladroit. Envolée en un instant, sa sécurité gluante et superficielle, sans qu'elle ne sût même d'où venaient ces abordages méthodiques contre sa barrière vacillante – son faible petit pouvoir.

Si elle avait levé son regard prostré peut-être aurait-elle pu apercevoir un sourcil infernal presque intrigué mais dénué de scrupules se redresser innocemment. Hadès dans toute sa splendeur étend devant elle sa grande silhouette, sombre découpé sur plus sombre encore, en nuances de gris. On eut dit un Christ Pentocrator en négatif.

Peut-on tomber amoureuse du Christ ?

Des volutes serpentines, comme si Hadès fumait de toute part, s'échappent des frontières de son corps, furieusement. Elles s'en échappent comme une émanation de souffre incolore et insidieuse qui vient saisir Perséphone à la gorge et par tous les membres. Il y a dans cette prise de sa personne par cette aura presque matérielle quelque chose d'une agressivité implacable ; la déesse est muette et immobile face à cette démonstration de pouvoir et de colère, elle n'est que regard et la terreur qui y ondoie doucettement au fond se fait plus tangible. Comme par une électricité statique fatale, les rayons floraux et solaires, la diffusion vague de sa propre personne, refluent par à coups. Des nuances de vert léger apeuré reculent soudain et tentent de couler à nouveau et échouent et dansent autour de ceux, obscurs, d'un Hadès inflexible. C'est une bataille, une guérilla inégale. C'est une chorégraphie contrainte dans laquelle la Korê se trouve obligée de danser, danser, danser jusqu'à l'épuisement comme les êtres humains qu'elle ensorcelait inconsciemment lorsque, là-haut, régnaient des légendes du petit peuple.

Ici Perséphone est presque considérée comme une menace. Elle n'est pas une enfant à peine mais une déesse surtout et une femme et une adulte et elle est impuissante parce qu'elle était puissante et parce qu'Hadès a vu qu'elle existait avant alors qu'elle-même l'ignorait, et Déméter.

Et Déméter était une mère mais Déméter fut une prison peut-être aussi et l'esprit de Perséphone devenait celui d'une déesse qui aurait pu être un danger, être une puissance, être une personne et en colère. Perséphone sur cette rive, au milieu de ces milliers d'yeux morts et immobile et prisonnière presque devenait moins printanière, mais

– Hadès le sentit-il –
plus estivale
et la chaleur de sa saison, qui voyait en prolepse tomber ses fleurs et ses pétales, mûrir ses fruits (certains déjà pourris quand ils n'existaient pas), altérait son odeur aux yeux du monde qui l'écoutait devenir.

Hadès l'avait enfermée dans un cocon, mais une branche déjà lourde au fond de ses épaules et de ses hanches bruissait en s'agitant –  le son d'une chrysalide linéaire qui vaudrait toujours mieux que toutes les prisons circulaires du temps figé.

Déjà une larve de ravissement insidieux se frayait un chemin rampant dans le regard qu'elle portait vers son ravisseur.

_________

Un pendule de Newton fait s'entrechoquer régulièrement ses cinq billes dans le crâne de Perséphone sur la rive. Clac clac clac clac. La première boule soulève la dernière tandis qu'elle demeure dans le règne de l'étrange immobilité des trois dernières, au centre. Ça manque d'atmosphère ici-bas, le mouvement pourrait bien se révéler être perpétuel.

Le regard de Perséphone s'absente un instant. Il se fixe sur un point imaginaire flottant quelque part en l'air, au milieu du fleuve qu'elle vient de traverser. Le bruissement de l'eau est comme autant de lettres qui filent avec le courant vers des tréfonds encore plus sombre des enfers d'Hadès. Elle y semble actuellement aussi à l'aise qu'un poisson mort dans un bocal trop petit. Son regard donc est vissé au milieu du vide, aussi solidement que par un câble imaginaire dont les vibrations retransmettraient la vacuité de ce mouvement sec, de ce rythme fade, de ces fluides hachés.

Le pendule ne faiblit pas.

Ses yeux brillent mais rien ne transparaît, le regard d'Hadès statufie ses cils, ses pommettes, ses dents. A chacun des chocs qui retentit sous les quelques boucles éparses de son front, ses lèvres se décollent un peu plus l'une de l'autre ; une rangée de dents perlées se laissent deviner derrière l'ombre de cette bouche qui s'étire alors lentement en un sourire étrange. Aucune liaison nerveuse n'est une apparente source du rictus puis du semi-rire un peu désaxé qui s'échappe de cette boîte à secrets transparente et muette.

Perséphone devient un morceau de cristal au travers duquel tout se distingue en un éclair, seconde par seconde, un morceau de cristal qui tinte au moindre contact. Vous ne verrez cependant jamais derrière son sourire plus que la sensation immédiate – elle n'en sait sans doute pas plus que vous.

Perséphone rit un peu sans savoir pourquoi, puis se tait et son regard désemparé lâche à regret son accroche inexistante pour se lancer dans le monde qu'elle ne connaît pas. Elle ne sait pas même si elle est toujours assise à cet endroit précis, de la poussière plein les mains et les cheveux ou si elle ne peut pas toujours sentir en même temps le brin d'herbe entre son pouce et son index, l'eau fraîche sur sa peau, peut-être même encore l'étreinte d'Hadès sur sa taille. Elle n'a jamais quitté ses prairies, le dieu des Enfers la saisit pour toujours, elle demeurera éternellement sur cette barque et sur cette berge. A chaque inhalation qu'elle prend, elle se démultiplie en des milliers de petites déesses bloquées dans un temps infini, révolu, continu.

Les sensations affluent par milliards et les cellules nerveuses se givrent puis naissent à nouveau à chaque instant. Elle tend une main submergée devant elle, qu'on la tire, qu'on l'emmène. Elle est coincée, elle est partout.
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