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| « Elige Magistrum in every dying hour » [PV Antigone] | |
| Auteur | Message |
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Thanatos Localisation : Partout où on meurt. Occupation : Réfléchir à la nature des choses. Humeur : Oscillante : à l'interface. Date d'inscription : 17/07/2012 Messages : 706 Double compte : Didon, l'implacable Feuille de personnageAttaque: 0Défense: 0 | Sujet: « Elige Magistrum in every dying hour » [PV Antigone] Jeu 6 Aoû 2015 - 11:22 | |
| « Believe it : we live as we scream. » Nightwish, Imaginaerum, Ghost river. Le tumulte des événements de Paphos était encore frais dans ma mémoire – un goût amer me restait dans la bouche. Je m’efforçai de chasser ces souvenirs ; un vent froid vint froisser ces faibles réminiscences désagréables. À présent que j’étais de retour dans ma chère demeure infernale, plus rien n’avait d’importance, plus rien, exceptée cette fillette aux yeux pétillants de défi qui se tenait dans l’obscurité d’un coin du vestibule. J’avais toujours désiré vivre dans un certain… luxe. Alors ma résidence souterraine devait satisfaire à quelques critères esthétiques particuliers. La totalité de la bâtisse était constituée soit d’onyx, soit d’obsidienne. Deux grandes colonnes ioniques se dressaient de chaque côté de la porte d’entrée, qui, surmontée d’un fronton où dansaient des squelettes et des démons, était finement sculptée et sertie de diamants blancs, symboles de pureté, c’est-à-dire du dénuement de l’au-delà. Ceux-ci étaient organisés en forme de deux faux qui se croisaient au centre du portail à double battant. Derrière s’étendait un dédale de salles où reposaient de multiples trésors éparpillés, beaucoup de joyaux et de pierreries, de l’or, des tableaux aux regards durs, dans un agréable chaos qui rendait l’atmosphère oppressante aux intrus, et familière à mes invités – et à moi-même. C’est dans le repli d’un de mes longs murs noirs que se cachait la petite Antigone. Je ne pus empêcher un petit sourire, à la fois vainqueur, malicieux et curieux de voir ce qui allait venir, de déformer mon visage. L’enfant était très intéressante ; elle semblait développer avec les divinités infernales des relations, disons… particulières. Je me demandai ce qui allait en être avec moi. -Bienvenue ! chère Antigone, dans mon humble demeure. Sens-toi libre de d’utiliser les différents objets que tu trouveras ; certains sont protégés par magie, les plus précieux, et tu devras me demander l’autorisation pour les utiliser, mais la plupart d’entre eux sont à ta disposition, et ils sont de toute façon inusables. Il doit y avoir un certain nombre de salles que tu pourras choisir comme ta demeure, tu peux en prendre une ou plusieurs et les aménager à ta guise, tant que tu me préviens. Je suis donc ton hôte, et, si tu l’acceptes, tu seras mon hôte. Un autre sourire me déforma le visage, celui-ci était plein d’ironie, et en regardant Antigone, il me prenait l’envie d’éclater de rire – pas un rire démoniaque, plutôt un rire véritablement amusé, comme cela m’arrivait parfois : -Bien entendu, tu es tout à fait libre de refuser, mais d’un autre côté, je me dis que le Tartare – et je connais mon sujet – te serait moins agréable. Bien sûr, il y a toujours le palais d’Hadès, mais je suis presque sûr qu’il te plaît moins ; et, si ça t’est égal, de toute façon, il y a Perséphone, là-bas. Je compatis, tu sais, ça n’a pas dû être facile tous les jours… (Je laissai échapper un soupir.) Quoi qu’il en soit, bienvenue ! Ah, et, bien entendu, je ne t’ai pas faite venir seulement pour ça. Je marquai une légère pause, pour sonder sa réaction, et pour faire durer un peu un suspense qui n’en était pas véritablement un ; je repris avant qu’elle n’ait le temps de répondre : -Je sais comment tu es, Antigone. Je t’ai observée pendant longtemps, et lorsque tu as plongé dans le bouclier dont j’ai entouré l’île, j’ai pu ressentir de quoi tu étais faite, j’ai eu pour ainsi dire accès à une partie de ton essence, et je dois avouer, petite, que je t’apprécie beaucoup. Si je n’avais pas tant d’amour-propre, je dirais peut-être – peut-être – que je t’admire. Mais ce n’est pas le cas. Ce qui est le cas, en revanche, c’est que je te propose, puisque tu es une âme si singulière, si appréciable, si goûteuse, même, de devenir mon apprentie. Cela me ferait infiniment plaisir, ça en embêterait quelques-uns là-haut, et tu deviendrais puissante – j’ai senti ton immense potentiel. Qu’en penses-tu ? Je plongeai mon regard dans la mer d’obscurité où se tapissait encore Antigone ; elle ne semblait pas apeurée, en fait, j’avais plutôt l’impression que dans ce coin de mur, entourée par l’ombre qui la noyait, elle était parfaitement dans son élément. Je n’avais jamais songé à prendre une apprentie, et d’ailleurs, il me semblait que ça ne se voyait pas souvent parmi les dieux (mais les autres dieux, on sait ce que j’en pense, bien entendu), mais à la voir ainsi, au creux des Enfers, sans peur et adorer la mort (je me faisais peut-être des idées, à ce moment-là, elle ne m’adorait pas ; je savais en tout cas qu’elle avait apprécié son suicide, bien que d’un autre côté, elle aimât la vie), il me semblait que c’était l’évidence-même que de la prendre sous mon aile, de la former, de la doter de pouvoirs magiques et de l’aider à devenir une actrice des forces infernales. |
| | | Antigone Localisation : Six pieds sous terre Occupation : Faire la gueule, compter ses doigts, gratter la terre, recommencer Humeur : D: Date d'inscription : 26/12/2013 Messages : 416 Crédits graphiques : Avatar : Her Shoulders, painting by John Larriva Double compte : Persy Feuille de personnageAttaque: 0Défense: 0 | Sujet: Re: « Elige Magistrum in every dying hour » [PV Antigone] Jeu 22 Oct 2015 - 18:43 | |
| Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise. Le couloir se déroulait comme un tapis de soie devant ses pas. C’était de la pierre liquide et noire qui courait devant son talon avant qu’elle n’ait le temps de le poser sur le sol, des dalles d’une blancheur éclatante et glacée qui s’étendait sans véritables contours ou limites fixes. Seule tranchait cette flaque noire et lactée qui progressait au même rythme que ses pas. C’était un peu trop lisse pour ne pas être délicat, un peu trop pur pour ne pas être écœurant. Puis des murs jaillissaient. Des cloisons, des paravents, des portes, des tentures, des colonnes ; à l’horizontale des éléments d’onyx et d’obsidienne naissaient de l’immaculé du noir et blanc qui s’étreignaient au sol. Tout prenait place dans un crissement de pierre régulier et apaisant. Elle continuait d’avancer tandis que l’architecture dansait autour d’elle. Enfin, un pinceau invisible vint tout à la fois dessiner les tableaux, ornements, sculptures, motifs, gravures ; souligner la majesté de la pierre, la subtilité des diamants et la polysémie des couleurs ; créer l’unicité et la division, souffler le baroque à l’ensemble immense et hétéroclite qui se créait de lui-même sous ses yeux impénétrables. Quand tout fut fini, quand le mouvement eut cessé d’être à portée de sa vue, elle se laissa glisser au mur et se terra contre un morceau de mur si noir qu’il en faisait mourir les couleurs qui l’approchaient. Sans doute un peu plus loin la matière continuait-elle d’engendrer la matière, sans aucun œil pour la troubler.De son coin d’ombre Antigone regardait Thanatos, magnifique dans son territoire. Il était grand, imposant, fascinant. Extatique. Son sourire avait quelque chose de fou et de passionné qui aimantait son regard. C’est à peine s’il semblait remarquer l’incongruité de sa présence en ces lieux. Elle était une humaine mortelle et morte, tuée par les hommes et par Hadès lui-même, étranglée par la maladie et le dieu des Enfers, achevée par la solitude, les fantasmes et son hybris. L’attraction pour la mort peut-elle demeurer après la vie ? Il semblait que oui. La petite Labdacide avalait Thanatos tout entier de son immense regard sombre. Elle se sentait presque se fondre dans le mur auquel elle était adossée. Elle aurait aimé fermer les paupières et s’endormir là pour le restant de ses jours, mais elle ne pouvait détacher ses yeux de la flamboyante Mort personnifiée qui se tenait debout devant elle. Celui qu’elle avait toujours évité puis recherché à tour de rôle, celui qui lui avait dérobé ses parents puis ses frères et ses sœurs, celui qui était venu la caresser parfois lorsque ses pensées étaient sombres, celui avec qui elle avait flirté d’un peu trop près souvent, qu’elle avait nargué, provoqué, brusqué, et finalement trouvé dans sa petite grotte, il était là, rassemblé dans une seule personne, certes grande mais finie, il était campé au milieu d’un décor époustouflant qui lui ressemblait, dans lequel elle se sentait presque chez elle, et il la regardait en souriant. Quelque chose chavirait dans son cerveau. Quand il lui parla, ses lèvres silencieusement formaient les huit lettres de son prénom, puis du sien propre. Les êtres avaient besoin d’être nommés à cet instant là. T H A N A T O S.A N T I G O N E. Elle voulut lui dire que ce palais était beau et qu’elle était comme lui. Elle voulut lui dire que le palais d’Hadès était beau aussi, mais que ces murs noirs étaient ce qu’il fallait. Des évidences qu’elle tut parce qu’elle avait toujours tu les évidences et que de toute façon son opinion d’être humain importait sans doute peu aux yeux d’un titan. Elle gardait à l’esprit qu’ils étaient l’un et l’autre –et que lui n’avait sans doute pas oublié qu’elle n’était qu’une petite âme en déroute qu’il pouvait renvoyer errer quand bon lui semblerait. Antigone sentit une douce chaleur monter en elle lorsque le maître de la mort dévoila enfin ses projets. Le mot de puissance lui vrilla presque les tympans. Sa petite voix qui s’éleva au milieu du silence imposant des colonnes majestueuses vint s’enrouler autour des objets mystérieux, épouser les contours et les formes, se mêler aux couleurs de la bâtisse. Elle n’était pas sûre que Thanatos ne puisse pas voir les sons. « La puissance n’est pas toujours belle. Elle enivre mais perd les hommes. Elle rend fou et vain. Je ne veux pas être vaine. Je veux juste être ivre. » D’une main hésitante elle caressa le mur dans l’ombre duquel elle aurait pu se perdre depuis qu’elle était arrivée ici. Elle sursauta presque tant elle eut l’impression de ressentir une âme de l’architecture, un esprit et une conscience –attachés à Thanatos, derrière les contours solides et inébranlables de la matière. « Est-ce que je fais déjà partie du décor ? » C’était sa manière d’accepter. L’interrogation et l’appréhension cachée derrière étaient malgré tout réelles. Elle ne voulait plus se fondre nulle part. Elle sentait Thanatos dans chacun des recoins de cette pièce bien sûr, devinait qu’où qu’elle aille il serait présent dans chaque objet et dans chaque mur, mais elle voulait garder son intégrité. Elle retira vivement sa main, plus tiraillée que jamais entre son besoin d’indépendance et l’idée qui pulsait de plus en plus fort dans sa tête qu’elle était au bon endroit. Elle se leva sans quitter l’ombre du mur. Il lui semblait que le pacte s’entérinerait dès qu’elle aurait fait un pas hors de cette rassurante zone de non lieu. Son regard balaya une nouvelle fois les lieux. En rêve peut-être elle était sûre d’avoir assisté à la création de cet endroit. Sa question précédente était sans doute déjà parfaitement rhétorique. Elle s’arracha alors de son mur et fit un pas dans la lumière, les yeux bien fichés dans ceux d’un Thanatos moqueur. Elle le considéra sans rien dire un long moment. Il lui fallait bien s’imprégner de ce qu’il était, de qui il était. « Je crois que je t’ai cherché et fui en même temps toute ma vie. Tu m’as pris beaucoup et tu veux me donner autant maintenant. Je ne t’ai jamais compris mais saisi souvent, ce n’est pas notre première rencontre. Je pense que je m’en sortirai bien dans ton palais. » Le face à face dura encore un peu, elle avait du mal à s’en arracher. Il lui semblait urgent de le contempler encore et encore, ses yeux avides de découvrir ce mystère de toute une vie refusaient de s’en détourner. Il le fallait pourtant et l’idée qu’elle aurait peut-être une bonne partie de l’éternité pour le connaitre ne parvinrent pas à rétablir ses pas chancelants lorsqu’elle tourna les talons et s’enfonça dans les profondeurs de la demeure. Elle songea que c’était malsain avant de s’apercevoir avec un léger sourire que l’adjectif qui convenait était sans doute plutôt morbide. Elle résista à jeter un regard par-dessus son épaule pour voir si Thanatos avait pu saisir cette réflexion qu’elle s’était faite. Elle lui était destinée aussi, il était très possible qu’il l’ait perçue. Mais il fallait garder les yeux devant. Ses légers pas la menèrent au travers d’un long corridor, dont on apercevait à peine la fin au loin. Des portes immenses, d’autres dérobées, se dressaient de temps en temps de chaque côté. Il y avait des tableaux sur les murs, des tapisseries, quelques objets parfois massifs ou aériens. Antigone avait l’impression de savoir où elle allait. Elle s’arrêta naturellement devant le coffre. |
| | | Thanatos Localisation : Partout où on meurt. Occupation : Réfléchir à la nature des choses. Humeur : Oscillante : à l'interface. Date d'inscription : 17/07/2012 Messages : 706 Double compte : Didon, l'implacable Feuille de personnageAttaque: 0Défense: 0 | Sujet: Re: « Elige Magistrum in every dying hour » [PV Antigone] Ven 5 Aoû 2016 - 3:47 | |
| Un long voile, parcouru de léger frissons, sépare l'eau de l'air. Éternellement plan, il garde le sombre d'éclater dans la fraîcheur, et la clarté de plonger. Mais l'or coule, il suit la loi de la gravité, l'or en petite goutte au loin coule le long d'une belle ellipse ; bientôt, l'épaule de la terre la dépassera, et ce sera comme une larme laissée en arrière dans une course déchirée. Voilà ! La petite sphère vacillante touche la frontière lisse. La clarté plonge. Par l'autre épaule, on voit déjà, comme un roi de son trône, s'élever la nuit puis tomber – le roi a manqué la marche. La clarté plonge, la sombreur éclate. L'eau soudain perd son calme – ou le garde, qui peut le dire ? L'air creuse sa surface comme des poings creusent la chair. Des danses commencent entre l'eau et l'air, ici, les tourbillons sont multiples, là, les courants se relaient et les trombes de l'un affluent à l'opposé de l'autre. La poignée est tournée. La porte, sans pourtant se mouvoir, est ouverte. C'est le moment seuil, effilé, c'est le moment où la porte avale ou bien se clôt. L'équilibre vacille, stable un instant encore – bientôt, bientôt.
J'étais bien incapable de déterminer exactement la nature de ce que je ressentais à ce moment pour Antigone. J'étais le théâtre d'une étrange superposition. J'avais presque oublié sa présence ; je m'étais habitué à elle ; elle me répugnait ; je l'appréciais ; j'avais envie de la porter à une plus haute puissance ; je voulais la détruire, la faire souffrir, me laisser basculer dans la plus terrible des colères. Basculer, basculer. Pencher d'un côté… Pencher de l'autre… Basculer, basculer. J'étais fasciné ; j'étais ennuyé. Je sentais qu'entre nous un abîme profond s'étendait, plus profond qu'avec quiconque. Frustré ; appelé par le vide. Envie de s'abandonner ; envie d'abandonner. Aventure, de l'autre côté ; aventure, de ce côté-ci. Elle était, à y réfléchir bien, à prendre le temps de vivre, de sentir, de s'imbiber à la fois de tout ce qu'il y avait autour de moi, en moi, de divin ; à ressentir, à étudier, analyser, ce qu'il y avait en elle de mortel : incroyablement, irréductiblement humaine. Et pourtant elle irradiait d'une volonté qui allait au-delà de ce que je sentais habituellement chez ces imbéciles – il me semblait qu'elle avait… comme appris quelque chose. Elle savait. Elle avait découvert l'un de ces joyaux durs, incassables, inséparables de sa propre chair une fois découverts : une vérité, une sensation, à propos de la mort. Craindre la mort, repousser la mort ; désirer la mort, adorer la mort… C'était d'un ennui mortel. Elle avait quelque chose, pensai-je, de différent. Quelque chose que j'avais voulu apprendre à ces étroits d'esprit, à Paphos – et qu'elle savait déjà. Et cela me réjouissait, et cela m'irritait – je me sentais usurpé dans mon rôle, brûlé dans ma connaissance exclusive ; surpris qu'une humaine, et jeune, ait compris ce petit bout de… surpris. Elle me paraissait chétive ; et magnifique. Je venais de prendre le temps de la regarder, de la ressentir ; de la comprendre. Elle me semblait vulnérable ; invincible. Et il y avait sa voix : douce ; crissante – murmurée ; imposante. Elle parlait de la puissance – blablabla – l'ivresse ! J'étais accroché à ses lèvres. Oui, caresse ce mur : c'est toi ; c'est moi ; c'est nous ; ce n'est rien que de la pierre. C'est stable, inébranlable ; c'est changeant, fluide, imprévisible, labyrinthique. Oui, tu fais partie du décor ; non, tu es – hors mon incommensurable personne – la chose la plus importante en ces lieux. Tu es une chose ; tu es une divinité. Tu es morte ; vivante ; encore à l'interface. Qu'importe ? Tout. « Chercher, fuir, prendre, donner, comprendre, saisir – rencontrer. Ça ne veut rien dire. Palais. Encore moins. » Je lui lançai un regard sévère ; ô doux comme l'éther qui enveloppe un enfant dans son voile. Je voulais qu'elle sente le poids de mon esprit – sans équivoque. « Tu n'es pas là pour t'en sortir, ni pour échouer. Il n'y a pas de résultat, pas de victoire ni de défaite, de réussite ni d'échec, ces choses n'existent pas ; elles ont tant de valeur et pourtant ne comptent pas. » Regarde-moi dans les yeux ; détourne-les. Chancelle. Vacille. Je veux te voir tomber. (Je te rattraperai. Je te rattraperai ?) Bien. Tu ne t'es pas retournée. N'hésite pas, l'heure n'est pas à l'hésitation ; mais prends le temps de choisir et pèse les alternatives. Marche, marche : tu sais, tu ignores, où aller, où tu es. Te voici au seuil. Et naturellement le coffre. Je soupirai. J'aurais dû m'en douter – je suis impressionné. « Que crois-tu faire ? Crois-tu qu'ici les richesses collées sur les murs sont un présent pour les sens ? Tu vois, mais tu n'observes pas. Bientôt, tu verras ces murs autrement ; et pourtant, tu les vois déjà autrement ; ton regard change, évolue, il passe de cet état magnifique à cet autre déplorable et pourtant toujours admirable, merveilleux. Au fond ton regard n'est rien d'autre que ton regard – un jour il se posera là où je voudrai ; un jour tu glisseras sur le sens ; un jour tu te saisiras d'une vérité ineffable. Mais pour l'instant il n'y a que ce vulgaire coffre, et oh ! quel coffre. Cela m'ennuie presque que tu aies commencé par lui, mais puisqu'il en est ainsi, soit, c'est excitant, après tout. Frêle créature… » Il me fallait la faire attendre, la faire cuire encore un peu, la ramollir, l'épuiser ; l'urgence poussait contre mon dos, lui dire, lâcher le poids et laisser le fleuve se répandre au-delà même de son lit. Le temps devait passer un peu encore. Ressentir les secondes. Le temps fuit, fuit, fuit – je peux le saisir, voilà, il est arrêté. Elle va attendre ; ce sera l'éternité, ce sera un instant. Un jour elle saura ; un jour elle n'existera plus et emportera l'ignorance dans le néant. « Ce que ce coffre contient dépend de toi. Ces murs, ce palais, ces décorations, et même le sol et les diamants incrustés, cela dépend de toi ; de moi aussi peut-être – mais qu'est-ce que moi ? que toi ? Ici, c'est différent, plus intense, et plus diffus. Chaque parcelle de cet univers, maintenant, je le veux une leçon pour toi – tu manques celle-ci, celle-là aussi, mais tu en saisis une par ici. Je crois que ce coffre est comme… L'incarnation d'une plus grande leçon. Épreuve. Appelle-ça comme tu veux, tu n'as pas le choix de ce qu'il y a dedans – et pourtant, cela dépend de toi. « Imaginons… Un désir, un désir ardent, qui te consume entièrement ; un être, un être, un être de soin et de repos de l'âme ; la mort, la fin ; la feuille se décroche de la branche – elle tournoie un moment, suspendue sur l'air, avant de glisser sur la terre ; et la haine, le torrent acide déchaîné et les trombes d'aiguilles ; et la douleur, l'esprit, tordu, comme essoré, défait, délité, effiloché et tranché – ou bien est-ce le corps ? L'épiphanie ; le brasier. C'est à cela que l'intérieur doit ressembler, si cela peut-être décrit. « Alors, Antigone ? À quoi tout cela ressemble-t-il, pour toi ? Dans quel ordre tous ces liquides vont-ils se mêler pour toi ? Vas-tu recevoir, comme un creuset, toutes les pluies qu'il versera en toi ? Ou seras-tu percée ? Seras-tu capable de ressentir, de comprendre, de voir, d'oublier ? Et l'épreuve ? Réussir, échouer ? – J'ai dit que cela n'existait pas. Tu peux laisser le coffre, l'ouvrir – tout cela m'est égal. Tu es au moment du choix, nous verrons bien ce qu'il advient : quand le moment est venu, tu es obligée d'agir. Tic. Tac. »
Le pendule oscille. Nous envions tous le pendule. C'est la stabilité même. Non pas que son balancement soit exactement régulier – oh, il le serait, sans les frottements, dites vous ? oui mais : il y a toujours les frottements. Non : regardez : je suis déséquilibré – Tic. – je me repose ; je suis déséquilibré – Tac. – je me repose. Il nous crie qu'il est tiraillé, il nous rappelle nos propres tiraillement, l'urgence – à laquelle les immortels échappent – il rappelle l'implacable dans le choix ; et lui, cruel parmi les cruels, n'a pas à choisir – Tic. Tac. – il s'arrêtera au milieu. |
| | | Antigone Localisation : Six pieds sous terre Occupation : Faire la gueule, compter ses doigts, gratter la terre, recommencer Humeur : D: Date d'inscription : 26/12/2013 Messages : 416 Crédits graphiques : Avatar : Her Shoulders, painting by John Larriva Double compte : Persy Feuille de personnageAttaque: 0Défense: 0 | Sujet: Re: « Elige Magistrum in every dying hour » [PV Antigone] Ven 30 Juin 2017 - 11:34 | |
| Le coffre est le corps, la voix. Une voix n’est pas une voix.
Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats.
Le temps n’est pas du temps ; c’est une perte irréversible. Les madeleines sont devenues fades. Les rivières sont toujours les mêmes. On se baigne, et la fois d’après l’eau claire qui nous avait éclaboussés la première fois est identique. On boit toujours les mêmes molécules. Les saisons tournent comme des toupies folles au rythme des cadrans des horloges et des goussets.
Antigone n’était pas encore lassée des aphorismes.
Le coffre devant elle était un corps de chair pulpeuse en bois massif. Son ossature était toute d’ivoire, était toute de métal. Les matériaux importaient peu mais ils étaient en fait si importants parce qu’ils étaient tangibles et que ce lourd objet, immobile, qui respirait en cadence, était plus réel qu’elle, plus réel que le château de songe qu’elle avait construit elle-même, empiriquement, pierre par pierre. Il y avait quelque chose de dramatique d’ailleurs, dans l’immatérialité de sa tragédie. Antigone se sentit soudain virtuelle. Elle était un jouet de Thanatos dans ce lieu, et ailleurs, cela était entendu ; mais il lui faisait soudain sentir du bout du doigt, face à ce coffre tout simple –très travaillé– le nuage de fumée qu’elle représentait aussi dans le monde des choses qui existaient. Vivante, elle en aurait eu le vertige.
(On avait essayé pourtant de le lui faire comprendre : nombre de ses parents, quelques dieux, des critiques littéraires, des collégiens peu inspirés. Elle le vivait comme une première expérience patente, paradoxalement. Rien n’était vrai que son irréalité. Elle avait voulu prononcer cette phrase à voix haute, mais l’absurdité n’en aurait été que plus criante.) Pourquoi parler lorsqu’on n’existe pas ?
« Pourquoi parler lorsqu’on n’existe pas, Thanatos ? »
Elle s’était laissé tomber devant le coffre, adossée à sa surface irrégulière rassurante. Tournait le dos à cette cloison entre elle et le monde, mais la sentait quand même tout contre sa colonne vertébrale.
« C’est ce que j’ai toujours fait, en somme. »
« D’ailleurs je n’ai fait que ça. »
« Je ne suis pas sûre qu’il puisse continuer à y avoir un je cependant. »
« Je ne joue plus. Et ma parole s’est souvent déroulée sans moi. »
Il y avait un Tic Tac qu’elle sentait aussi de pierre ou de bois. Elle pourrait peut-être tendre la main pour le caresser, il se mettrait à ronronner –plus probablement à cracher ou montrer les dents. Elle imaginait aussi la matière dans son dos se mettre à vibrer, ondoyer, rougeoyer, onduler, la réchauffer. Elle avait très envie que des choses existent.
« Un coffre, ça peut chanter ? »
Ses yeux se clorent au passif.
« Je ne suis que quelques pages de grammaire à décortiquer. C’est toi qui es à l’origine de tout ça. C’est toi qui as provoqué les phrases d’Antigone chez les hommes. Moi j’ai toujours voulu juste être beaucoup, mais c’était plus difficile que ce que je pensais –parce que par hasard je me suis trouvée être ta descendante. Mais tout ça ce n’est qu’une histoire de corps, n’est-ce pas ? Notre limite du réel que tu ne connais pas bien. Tu ne sais pas, Thanatos, avoir ce corps comme seul point virgule et devoir l’accepter et l’habiter et le vivre et l’incarner, lui et lui seul. Tu es trop illimité. »
Antigone parlait parce qu’elle ne savait rien faire d’autre.
« Je parle parce que je ne sais rien faire d’autre. J’ai un peu peur d’ouvrir ton coffre. »
Il y avait dans son dos des volutes de son et d’odeurs pourtant qui s’échappaient d’interstices invisibles. Elles lui pénétraient les cheveux et c’était de l’encens à ses papilles.
« Cela dépend de moi mais je n’ai pas le choix », comme un constat à regret. Le coffre n’était pas celui de Thanatos, c’était le sien, et il n’y avait pas de dialogue, il y avait deux êtres qui n’étaient pas vraiment mais s’attachaient quand même aux états d’âme du moins réel des deux.
Antigone souleva son petit corps souple et retourna son visage flou vers la grande boîte. Un contenant, c’est toujours mystérieux, c’est le buffet de Verlaine, c’est l’imaginaire des contes de fées, c’est un plein pour définir du vide à remplir, c’est le postulat jamais fini de la présence ou de l’absence à l’intérieur. Le chat est à la fois mort et vivant, dit Schrödinger.
Il ne grinça pas quand elle souleva le haut de l’écrin monumental –ou il grinça, à votre guise. Un château de cartes s’effondra dans le crâne d’Antigone quand sa pupille découvrit la matière à la place du vide. Dans un miaulement perçant, le chat venait de mourir.
Il y avait là, placée au milieu d’un gouffre sidéral d’un mètre sur deux, une unique petite poupée de chiffon. Désarticulée, désartibulée, c’était une petite fée à laquelle on aurait retiré ses cheveux chatoyants, son éclat et sa couleur ; sa robe œil-de-chat. Le visage vide du pathétique jouet aspirait toute signification dans son sillon. Gisante en ton bruns et gris, c’était comme une pépite de mort emportée par une petite fille dans sa chute depuis la roche tarpéienne.
Il y avait pire.
Antigone ne s’appelait plus ainsi que par contingence depuis longtemps à présent ; depuis que mourir, dans cette grotte, jadis, n’avait plus eu beaucoup plus de sens que de ne pas mourir, depuis que rencontrer Sisyphe l’avait presque élevée au rang des héroïnes absurdes – on rencontre l’absurde en des lieux bien variés, Sophocle ne le savait pas encore. Et pour cette jeune fille donc, prototype adolescent à peine plus cathartique que les autres, qui se penchait à présent au-dessus de la boîte en carton pâte, obsédée par ce qu’elle y voyait, rien sans doute n’eut pu être pire que d’être renvoyée à son nom de baptême.
Pourtant quand elle se pencha, c’est avec horreur qu’elle découvrit que la poupée était faite des nœuds de sa robe-linceul ; du morceau déchiré par lequel elle avait péri étranglée, ce soir-là, dans l’étreinte d’un enfant-dieu terrible et miséricordieux.
Elle était cette poupée de chiffon. Le coffre, dont on s’est efforcé pourtant plus haut de peindre la polysémie éclectique, se changeait en cercueil. L’écharpe létale se serrait une seconde fois sur son cou. Voici Antigone renvoyée à sa condition : tu n’es utile que morte, lui susurre une conscience quelconque, vivante tu es laide, condamnée à peine belle, morte transfigurée. |
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