Après les immenses ténèbres bleues de la mer, le sable de l'île m'apparaissait comme un mirage doré. Ayant étrangement perdu toute force et toute magie, je me relevai difficilement. Devant moi s'étendait la plage, parsemée de quelques rochers muets, et, plus loin, la forêt orangée – peut-être était-ce l'automne – frissonnante, parcourue par les Anemoi, arrivés des lointains Royaumes du vent. Le soleil battait ; il commençait à faire trop chaud pour moi, je décidai donc de me réfugier dans la fraîcheur, l'humidité et l'obscurité du sous-bois. Il y faisait si froid, en comparaison avec l'extérieur, que lorsque je respirais, je produisais de la buée, qui ne s'évaporait pas dans l'air, étrangement, mais restait près de la terre, derrière moi, comme une traînée de brouillard. J'arrivai bientôt à une jolie cascade, mais sa couleur me surprit – étaient-ce les rayons du soleil ou un filon d'or qui rendaient le wasserfall blond ? – et je le regardai d'un œil suspicieux. L'eau coulait, puis remplissait un petit creuset, d'où ne s'échappait, un peu plus loin, qu'un unique cordeau aqueux qui venait alimenter un ru qui, probablement, rejoignait la mer. Un poisson nageait dans le calme étang, mais c'était un mérou. Comment était-il arrivé là, lui qui était d'ordinaire le roi de l'azur des profondeurs ? Il semblait à présent roi de l'or – car les rayons du soleil n'étaient pour rien dans la couleur de l'eau – et était d'autant plus inhabituel qu'il était vêtu d'une écailleuse robe de pourpre. Je compris bientôt également pourquoi il était là : il menait une vie opportune, en saisissant les petits poissons qui lui tombaient tout crus dans le gosier, en se faisant prendre par la cascade. Détournant le regard, je décidai plutôt de voir quelle était la source de cette rivière aurifère. J'arrivai, après escalade d'une petite falaise, à une sorte de source, toute dorée. Sur la surface de l'eau calme se reflétait l'astre du jour, mais étrangement, sa couleur avait changé – était-ce dû à l'or ou à un phénomène qui m'échappait ? – et il était à présent vert : c'était un soleil moisi, difforme et sombre. Très étrange. Soudain, le reflet s'affaiblit. Je levais les yeux et vis l'étoile pâlissante. C'était impossible ! Tout être intelligent – même un homme des utopies les plus folles – se serait étonné face à ce spectacle. Qui donc avait déclenché ces temps du désordre, où les couleurs n'obéissaient plus à leurs devoirs ?
-Salut, mon frère, entendis-je derrière mon dos.
-Eris, m'écriais-je en me retournant. C'est ton île ?
-Oui, me dit-elle avec un sourire. L'île où la discorde règne même entre les couleurs, qui se battent pour colorer toutes les entités de ces terres.

C'est une île déserte et minuscule, perdue entre l'azur d'opaline et la mer turquoise. Une infâme barcasse s'approche d'elle, poussée par le courant. A son bord, assoiffées, affamées, vaincues, les Amazones s'en reviennent de guerre. Elles dérivent depuis trois jours, sans avoir vu la terre ferme, sans avoir croisé de bateau. Il y a là Antiopé, superbe Reine à l'étoile pâlissante, qui a mené sa tribu à la défaite. Femme des utopies les plus folles et les plus audacieuses, elle a cette fois dû déchanter, s'attaquant à des adversaires bien trop puissants pour les guerrières. Il y a aussi Lyséis, sa blonde et vaillante compagne, et une poignée de guerrières fidèles, fourbues, anéanties. Cette île, elles doivent la rejoindre à tout prix, car la vie, opportune et providentielle, leur offre une dernière chance de s'en sortir.

Rassemblant leurs ultimes forces, elle rament toutes vers ce mirage doré qui a surgi de l'onde au moment où elles n'y croyaient plus, vers ce rivage qu'elles entrevoient entre volutes sombres et traînées de brouillard, vers cet îlot qui leur sauve la vie. Au bout de longues minutes, leur frêle embarcation se glisse enfin dans la grisaille, entre les noirs rochers muets et mornes qu'aucun chant d'oiseau n'égaie un brin. Il est temps, l'épuisement s'installe dans leurs membres, la nuit viendra bientôt étaler son manteau de ténèbres sur la mer, et le soleil, divin roi de l'azur, éteindra ses feux ardents et attendra le lendemain pour revêtir à nouveau sa robe de pourpre et d'or.

De larges fleurs de tournesol, de teinte rouille, immenses et tristes soleils moisis par l'humidité, dépérissent au bord de la plage inhospitalière. Ici ce n'est pas le jardin d'Eden, ici c'est le royaume du vent et de la pluie, ici on n'entend pas la mélodie charmante d'un de ces wasserfälle blonds qu'illuminent les étoiles et où se baigne la lune à l'heure où s'éveillent les lucioles. Enlevant dans un soupir l'unique cordeau de cuir enserrant la masse de ses longues boucles rousses, Antiopé se laisse tomber dans le sable mouillé et ferme les yeux, comme si ce geste allait lui permettre d'oublier ses insuccès et ses déceptions. Mais cela s'avère inutile : le temps du désordre et de la révolte n'est pas encore venu, et jamais elle ne régnera sur le monde.

Une sensation étrange me tira d'un profond sommeil. Je remuai légèrement mon corps, sans pour autant ouvrir les yeux. J'étais étendue sur ce qui me semblait être un matelas doux et molletonné, constitué d'une multitude de petits grains… Des grains ?!?

J'ouvris subitement les yeux, me redressant dans le même mouvement. Où me trouvais-je ? J'observai alors le paysage qui se dessinait autour de moi, comme tout droit sorti d'un rêve. Tel un mirage doré, le sable s'étendait à perte de vue; pour seule végétation, des plantes grasses et violacées- sûrement toxiques d'après leur teinte.

Sentant un vent froid parcourir mon dos, je remarquai que ma robe de pourpre - conçue et tissée par une de mes soeurs Muse - avait littéralement été déchiquetée par les roches qui bordaient le rivage. J'avais tout perdu de mes parures et habillement, celle-ci exceptée. Des algues s’étaient emmêlées dans ma chevelure abondante et mouillée, me donnant un air sauvage.

Je me couchai à nouveau, dos au sol, découragée. Des larmes se mirent à rouler sur mes joues. Par Zeus, que faisais-je là ?
L'air était lourd, presque irrespirable. J'essayais maintenant, en guise de consolation, de visualiser un ciel inexistant, par delà une dense traînée de brouillard . Mais je ne réussis qu’à entrevoir un soleil moisi par sa couleur et des étoiles pâlissantes , aussi revêches que les épines d’une rose.
… Un soleil…des étoiles ?!?

Soudain, le brouillard s'épaissit et de grosses gouttes d'eau commencèrent à s’écraser sur mon visage.

Cela me rappela une comptine que m'avais fait entendre un trouvère, lors d'une foire où le soleil avait fait place à un ciel orageux ; L'orage grondait, et je m'étais attardée au fond d'une taverne, menant à cette époque une vie opportune et réjouissante, attendant le retour du soleil en écoutant ce preux homme des Utopies nous conter le mal du monde.

« Le Roi de l'azur est parti bien tôt
Derrière les Rochers muets du blond Wasserfall,
La paix ne tenant qu'à un unique cordeau,
Zéphyr, prince du Royaume des Vents et Rafales,
Son ennemi plus rusé qu'Icare et Dédale,
Annonça le temps du désordre et du mal.

La paix part, la guerre vient,
Tout comme le soleil s'enfuit, la pluie ne se retient. »

Je me réveillai en sursaut, les yeux grands ouverts. J'étais dans la sombre cabane de bois que j’avais dénichée il y a peu, couchée sur un lit de fortune. N'étais-ce qu'un rêve? Je repoussai la natte qui me servait accessoirement de couverture, quand je remarquai de minuscules grains dorés collés sur le bustier de ma robe de chambre.