Je n'aurais peut-être pas du venir à Corinthe, la catastrophe qui s'y était produite était encore trop récente pour que je m'en sois totalement remis, et je n'étais pas sûr de vouloir retourner sur les lieux, empêcher que les souvenirs ne s'estompent et que le temps accomplisse son oeuvre. La cité n'avait plus rien à m'offrir, à part la haine de ses habitants et le dégoût de sa souveraine. Qu'était-il advenu de Danaë d'ailleurs ? Elle ne voulait plus de moi, avait rejeté son sauveur. J'avais cédé à Lyssa pour me protéger et voilà la manière dont elle me remercier, en me repoussant ? Peut-être méritait-elle son sort finalement.

Il fallait croire que l'influence de Lyssa ne m'avait pas entièrement quittée, la haine était toujours là, certes moins présente mais persistait dans les recoins sombres de mon âme, guettant le moindre moment de faiblesse pour rejaillir. Elle me susurrait que la princesse méritait d'avoir été reniée par les corinthiens, qu'elle méritait d'avoir été destituée, qu'elle méritait d'avoir été jetée de la ville sous prétexte qu'elle avait attiré la colère des dieux, qu'elle méritait cette vie d'errance et solitude qui l'attendait. Certains jours, je me demandais si j'avais bien fait de lui sauver la vie, si tout cela n'avait pas été plus simple si je l'avais tué. Je n'aurais pas pu vivre avec sa mort sur la conscience, Lyssa le savait, Aphrodite aussi. Cette dernière avait choisi de m'aider et je lui en serait éternellement reconnaissant, bien que je ne lui avouerais jamais. Il fallait rester digne, sauver les apparences, prétendre que je n'ai sauvé Danaë que par principe, refusant de céder à la volonté de ma demi-sœur. Et les dégâts occasionnés à Corinthe ? Le prix à payer pour vaincre la déesse de la folie, un sacrifice important mais nécessaire. J'avais le sang des Corinthiens sur les mains, j'en avais conscience, mais je n'avais pas celui de la princesse, voilà le plus important.

Au cours des jours qui suivirent ce funeste événement, j'avais participé humblement à la reconstruction de la ville, aidant parfois les habitants à reconstruire les bâtiments endommagés, tout en restant cependant à l'écart des familles des victimes. Je prenais parfois l'apparence d'un homme fort et résistant, capable de porter de lourdes charges, ou bien d'un artisan qualifié capable de réparer certains objets à moitié détruits par les animaux lors de leur course à travers la ville. Mais en ce jour, c'est sous ma forme originelle que je contemplais la ville qui pensait ses blessures. Je m'étais installée sur le toit du palais, un poste d'observation de choix qui permettait de contempler une grande partie de la cité, dont le temple d'Aphrodite. On m'avait mis en garde contre une éventuelle vengeance de sa part, mais pourquoi voudrait-elle se venger ? Elle savait pertinemment que je n'étais pour rien dans la destruction de la ville, malgré les apparences. Je n'avais été qu'un pantin, mais c'était bel et bien le marionnettiste qu'il fallait punir. D'ailleurs, n'était-ce pas la Belle et son amant que j'apercevais au loin ? Je ne l'avais pas revue depuis le massacre, ce serait peut-être l'occasion de m'excuser, ou de lui montrer ma gratitude, ou simplement me taire et faire comme si de rien n'était.

Je me relevai lorsque les dieux arrivèrent vers moi, les accueillant de mon petit sourire habituel.

- Bien le bonjour, belle Aphrodite. (Je jetai un bref coup d’œil à son compagnon, perdant soudain mon sourire) Arès... (Je reportai mon attention sur la protectrice de Corinthe et mon sourire réapparu) Je tenais à te remercier pour Danaë, ton aide fut précieuse et sans toi, Lyssa aurait pu faire bien plus de dégâts...

"Elle t'en voudra pas, pourquoi t'en voudrait-elle ? Ce n'est pas ta faute après tout, la responsabilité revient à Lyssa". Quel optimiste je faisais... Bien sûr qu'Aphrodite me détestait, et voilà qu'elle réclamait vengeance pour ce que j'avais fait. Il était tellement plus simple de tenir l'outil pour responsable plutôt que la main qui le magnait...

La déesse s'approcha de moi, un peu trop près à mon goût. Je dus me concentrer pour rester sur place et non pas me reculer d'un ou deux pas comme mon instinct me hurlait de le faire. Ses paroles me faisaient l'effet de lames s'enfonçant dans ma chair, des menaces à ne pas prendre à la légère, surtout lorsqu'Arès se trouvait dans les parages. Mon sourire s'était totalement évanoui et ne restait plus une once d'amusement sur mon visage. Un regard de glace scrutait avec sévérité la face de mon interlocutrice.

- Je t'ai remercié, cela ne te suffit donc pas ? Et au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, cela fait des jours que j'aide les corinthiens pour réparer m... les erreurs de Lyssa.

Oui, car tout était entièrement la faute de Lyssa, pas la mienne. Je n'aurais jamais pensé qu'elle puisse le contrôler, moi, un dieu... J'ignorais jusqu'où elle serait prête à aller pour égayer son existence, mais je n'aurais pas soupçonné qu'elle aille aussi loin. Désormais, je savais à quoi m'en tenir et réfléchissais à ma vengeance, mais nul besoin qu'Aphrodite vienne troubler mes plans. Je m'éloignai légèrement, m'avançant vers le rebord du toit, comme prêt à quitter l'endroit.

- Pense ce que tu veux Aphrodite, mais j'estime avoir remboursé ma dette et je ne te dois plus rien. Tu ne veux pas de mes excuses ? Bien. Mais ne t'avise pas de me demander quoi que ce soit d'autre.

Et dire que je m'étais excusé, moi, Morphée. Elle mériterait que je la laisse, elle et sa cité, à leur sort. Elle avait pris la décision de m'aider et elle devait assumer ses choix. Je lui en était reconnaissante mais hors de question que j'éxécute ses quatre volontés sous prétexte qu'il s'agissait du prix à payer pour la remercier de son intervention.

Chacun en ce monde, des jardins de l'Olympe aux geôles du Tartare, avait entendu parler des légendaires colères d'Aphrodite. Il m'était bien évidemment arrivé de la taquiner au point de l'énerver, mais jamais elle n'était entrée dans une colère aussi noire qu'aujourd'hui. Ses vociférations cinglantes me paralysèrent alors que je me rendais compte de la situation dans laquelle je m'étais mise. Il n'était jamais bon de contrarier l'Amour et ses représailles laissaient peu de chance à ses adversaires. Les mots me manquaient pour répliquer quelque justification. Alors je soutenais son regard, impassible, attendant que la tempête passe.

Au fil des reproches de mon interlocutrice, je sentais mes poings se crisper, mes prunelles s'assombrir et mes dents se serrer. Pour qui se prenait-elle à me parler de la sorte ? Il était facile de crier vengeance lorsqu'on avait laissé les événements se produire. Qu'avait-elle fait pour sauver sa chère cité, m'empêcher de la réduire en cendre ? Elle me blâmait pour un acte dont elle était elle-même responsable. Alors comme ça, ma pitié l'affaiblissait ? C'est la pitié qui avait vaincu la magie de Lyssa, qui m'avait permis de sauver bien plus d'habitants qu'elle ne le pensait. La pitié poussait aux extrêmes, dans un sens comme dans l'autre.

- Va les aider et souviens-toi que quoi que tu fasses, je peux tout voir. J'ai tous les droits.

S'en était trop ! Qu'importait la présence d'Arès, qu'importaient les représailles, j'allais lui montrer qu'on ne parlait pas comme ça au dieu Morphée... La main dans le dos, je sentis la magie s'y condenser pour former une lame. Elle allait voir...

- Que dira Zeus si je dois aller pleurer à ses pieds ? Il ne peut pas me refuser la vengeance. Nos lois me les autorisent."

La lame disparut aussi rapidement que ma colère. Celle-ci avait laissé la place à un sentiment tout aussi fort : la peur. Elle se présenta d'abord sous la forme d'un grand vide, un instant suspendu dans le temps : celui de la prise de conscience. Cette histoire ne concernait pas uniquement Lyssa, Aphrodite et moi, elle concernait également le roi des dieux, lui qui avait donné l'ordre à Lyssa d'envouter Danaë. Je pouvais me permettre de contrarier Aphrodite car je ne la craignais pas. Zeus, en revanche... La peur explosa en moi sous forme d'un nouveau constat : si Aphrodite parlait à Zeus, s'en était fini de moi.

Les mots me manquaient, le souffle aussi. Comme la déesse devait être fière de son effet...  Je détournai le regard, serrai les poings et tentai de me ressaisir. Le dieu de la foudre avait le pouvoir de tuer Danaë, me faire foudroyer ou pire. Et s'il en était ainsi, Corinthe avait souffert pour rien. Aphrodite pourrait raconter à Zeus ce qu'elle voulait, exagérer ma faute sans espoir de me défendre : sa parole pesait plus lourd que la mienne. Aucune échappatoire possible, il fallait à tout prix éviter cette situation. Je reportai à nouveau mon attention sur Aphrodite et la colère reprit le pouvoir. Elle ne payait rien pour attendre...

- Qu'attends-tu de moi exactement ?

Je fulminais, incapable d'ajouter le moindre mot sans exploser.

Le sourire d'Aphrodite était insupportable. Elle rôdait autour de moi comme un prédateur autour de sa proie. Sauf que moi, j'étais conscient de sa présence et je choisissais de ne pas agir, laisser son étreinte mortelle se refermer sur moi. Les secondes qui suivirent ma question parurent interminables. J'avais envie de lui hurler de parler, de mettre fin à ce supplice si elle ne voulait pas que je l'étrangle. Cependant, même parler semblait trop compliqué. Alors j'attendais, serrais les poings et les dents. J'attendais...

Lorsqu'enfin la déesse prononça mon nom, je me redressai, attendant fièrement ma sentence. L'Amour, en juge impartiale, énonça les faits sur un ton qui ne lui convenait pas. Ces lèvres étaient faites pour embrasser, pas pour condamner. Pourtant, Aphrodite s'improvisait juge et bourreau pour condamner celui qu'elle pensait coupable de la destruction de sa cité. "Pauvre Aphrodite, tu est seule responsable du malheur qui frappait ta chère Corinthe, ne t'en rends-tu pas compte ?"

- Ainsi, tu couvriras mes arrières. Je veux de toi que tu deviennes mon allié.

Incrédule, je me détendis quelque peu. La rage se dissipa un instant pour laisser place à la réflexion. "C'est tout ?" avais-je envie de répondre. Au lieu de me condamner, elle me pardonnait ? Ça en avait tout l'air. Je n'esquissai aucun mouvement quand la déesse caressa ma joue de sa main douce, mais l'évidence me frappa au même moment : ce n'était pas tout.

- Ce que tu me dois mon cher ange, c'est une alliance qui me soit utile mais qui t'évite aussi de mourir de ma main colérique. Une cité se reconstruit et l'amour se disperse et toi, tu vas m'aider à la reprendre. Tu es loin d'être laid. On peut même dire que tu es mignon. Marché conclus ?

Je me raidis, craignant de comprendre ce que cela impliquait. Voulait-elle vraiment faire de moi son pantin ? J'attendais la suite mais elle ne venait pas. La seule chose à ajouter était d'accepter ce contrat impensable. À nouveau, la haine me submergea et je sentis mes iris virer au noir. Comment osait-elle me proposer un tel marché ! Comme si j'allais accepter une chose pareille ! Dans un accès de colère, je saisis la main qui frôlait encore ma joue et l'en éloignai. Je refusais qu'elle me touche, qu'elle me regarde, qu'elle me sourit. Je souhaitais casser ce poignet que je serrais entre mes doigts, le briser comme s'il était fait de verre. Et pourtant, je ne parvenais pas resserai mon étreinte, la raison m'en empêchait. Si je cédais à mes pulsions vengeresses, j'étais fini... Cette évidence accentua ma colère, me faisais serrer les dents. Il fallait que je trouve un moyen d'échapper au sort que la déesse me réservait, mais je me trouvais incapable de réfléchir. Comme j'aurais aimé que la folie de Lyssa m'envahisse à nouveau pour laisser parler ma frustration et réduire Aphrodite en charpie...

Après un instant de débat intérieur, je relâchai la main de la déesse. Je ne trouvais rien, aucune échappatoire, aucun moyen de pression. Réfléchir était impossible... Entre mes dents serrées, je laissai échapper ces paroles que je craignais tant :

- Marché conclus...

Se rendre pour attaquer quand les conditions seraient plus favorables. S'avouer vaincu pour se venger à la première occasion. N'était-ce pas comme cela que j'avais toujours agi ? Je reculai de quelques pas et sans un mot, quittai ce lieu qui m'avait apporté tant de malheur. Mes ailes me propulsèrent loin, bien loin de Corinthe, loin de cette cité maudite et sa déesse victorieuse. Je volai jusqu'à atteindre un endroit reculé de la terre, où rien ni personne, pas même Aphrodite, ne pourrait entendre mes cris. Au milieu de la forêt, je laissai libre cours à ma rage, éradiquant ce petit coin de paradis à défaut de pouvoir en faire autant d'Aphrodite.