Pygmalion, levé de bon matin par l'appel criard d'un coq voisin, se hâta de couper le pain et d'y appliquer du beurre. Quel régal ! Il mangea aussi vite que possible, dans l'idée de ne pas perdre une minute, avec une gloutonnerie qui aurait fait hurler son esclave s'il en avait eu une. Mais il n'en avait pas. Il n'avait besoin de personne, se dit-il avec un rictus amer qui fit trembler ses lèvres usées par l'effort et la sueur. D'excellente humeur, il partit à son atelier, qui se trouvait juste à côté de son humble chaumière, et face à la mer qui baigne l'île de Chypre, bénie des dieux. Des matelots accrochés aux débris de leur barque le saluèrent et il leur répondit distraitement. Il avait beaucoup à faire. Trop, peut-être. Il aimait les journées chaudes et bien remplies, où l'on achève le labeur, tandis que tombe le soleil, avec juste assez de force pour se traîner jusqu'à son lit... Voilà se disait-il, marteau en main, la véritable vertu de l'homme. Et puissent les dieux être remerciés pour avoir fait de moi un homme sage, à même de comprendre le chemin qu'il doit prendre. Et en essuyant une larme au coin de sa paupière virile, il entama une "chanson de travail" et commença joyeusement à battre la pierre.
La journée avait bien commencé quand un toussotement discret lui fait lever les yeux. Il n'y avait personne devant lui, ni à droite, ni à gauche. Déduisant logiquement que quelqu'un lui tournait le dos, il fit prestement volte face, avec un air bourru. "Oui, vous désirez ?". Son ton était bref, cassant. ET quand il vit de qui il s'agissait, il manqua s'étrangler. Une femme. Mais pas n'importe laquelle. Elle portait une tunique de bonne qualité, et de couleur pourpre, pliée de manière à faire deviner son corps avantageux. Son visage était peint, avec les plus subtiles ressources du rouge et du noir. Et ses cheveux, décoiffés sur sa nuque, semblaient un pied de nez à la pudeur. Que lui voulait-elle donc ?
-"Pardon madame, dit-il, cramoisi. Que-que me voulez-vous ?
Il bégayait tant qu'il manque s'évanouir sur place. Seules les prières ardentes qu'il adressait au panthéon de l'Olympe l'empêchèrent de sombrer tout à fait dans une affligeante stupidité. La femme sourit avec malice.
-"Rien que le plaisir de vous parler un instant. Il fait chaud, vous ne trouvez pas ?
-"Alors, dit le sculpteur du tac au tac, pourquoi ne restez-vous pas à l'intérieur ?
-"Elementaire, Pygmalion. Le ciel bleu, les oiseaux de Chypre, me tirent hors des murs.
Elle connaissait son nom ! Pygmalion, pour se donner une contenance, brisa la tête de la statue qu'il taillait.
-"J'espère que nous aurons à nouveau l'occasion de nous voir... bientôt, peut-être ?
Et tandis que, toujours très maîtresse d'elle-même, la jeune femme s'éloignait en faisant voltiger ses bijoux, le malheureux sculpteur s'effondra sur un siège, qui était commodément placé juste à côté de lui. Un instant, il médita en regardant les poissons sauter parmi les vagues d'azur. Puis, furieux et attristé, il serra les poings. Que venait faire cette créature chez lui ? Une femme , mariée sans doute, mais qui ne valait pas plus que la plus vulgaire des concubines ? Une de ces Propétides dont il avait passé les plus belles années de sa vie à dénoncer les excès et les vices. Et voilà qu'elle avait l'audace de lui adresser la parole, dans son propre atelier !!
-"Hélas, dit-il, puissent les dieux me venir en aide, ou je ne sais trop ce qui arrivera à Pygmalion, bafoué et incompris, et cependant l'homme le plus honnête qui vive à Chypre !"