Descendu de son cheval ailé, l'émissaire d'Artémis s'est montré très clair : de nombreux Dieux seront présents à la table des Amazones, et leur mère à toutes aimerait être très fière de l'accueil qui leur sera réservé.

C'est un peu la panique dans le campement, car les jeunes femmes sont meilleures guerrières que cuisinières. Elles sont plus aptes à pourfendre le voyou qu'à planter des choux ! Dans un incessant froufrou de leurs jupettes multicolores, qui découvrent leurs genoux et d'autres merveilles, Antiopé, Lys et leurs sœurs se mettent au travail autour des longs tréteaux de bois.

Même les nounous responsables des fillettes sont réquisitionnées ! Elles ont rapidement rangé les joujoux, et elles ont endormi les bébés, car on a besoin d'elles ! Une brunette retire les inévitables cailloux parsemant les seaux de haricots verts, une rousse prépare sa spécialité, des brochettes de hiboux aux raisins de Corinthe, un matou égaré sera accommodé comme un civet de lièvre aux échalotes, quelques dindons sauvages ne pousseront plus leurs joyeux glouglous, car ils cuisent lentement sur le feu de bois, un bel oignon coincé dans le bec. Les Amazones se doivent de faire preuve d'ingéniosité pour nourrir le bataillon des Dieux de l'Olympe.

Il est temps à présent pour Antiopé de revêtir sa longue robe de soie, et de se parer de ses bijoux les plus précieux, afin de faire honneur à leurs invités de marque. Voilà Dionysos, bien-sûr, en éclaireur, pressé de se rincer la dalle, et reluquant déjà vers les pichets d'Ambroisie alignés sur une magnifique table d'acajou, dérobée récemment dans une cité voisine. La Reine Rouge le connaît de réputation, cet énergumène ! Il n'est jamais content de ce qu'on lui sert ! Mais qu'il ne vienne pas lui chercher des poux, sinon ce sera sa fête !

- La dernière fois qu'une déesse est venue me voir, j'ai eu des poux dans mes cheveux pour trois jours! Dis-je à Coralia, une villageoise qui avait accepté de déplacer ses meubles d'acajou pour l'occasion.

-Pauvre chou! Mais qu'as-tu fait pour t'attirer ses foudres? Me demanda-t-elle avec son sourire rempli de compassion.

- Je lui ai offert un sac rempli de cailloux au lieu de bijoux, en guise de cadeau. Répondis-je en indiquant à ses frères l'endroit où aura lieu le festin. Ceux-ci déposèrent la table, les chaises et le panier rempli d'aliments près de la rivière.

- Eury... Je crois qu'elle n'a pas apprécié ton sens de l'humour. Pourquoi n'as-tu pas pensé à lui offrir des froufrous ou bien des joujoux? À la limite, un matou aurait fait l'affaire.

- Coralia... Je vis dans une forêt, on y trouve des voyous s'amusant à lancer des roches sur des hiboux tandis que le glouglou de leur ventre les rappels de remplir leur panse. N'oublions surtout pas les nounous de ses chenapans qui oseront s'aventurer dans la forêt afin de les ramener en les tirant par les oreilles s'ils refusent de coopérer...

- C'est bon, j'ai compris, tu n'as pas les moyens. La prochaine fois, mentionne-le au lieu d'en faire toute une histoire. Bon, je te laisse. Tu as un repas à préparer.

Elle quitta la forêt avec ses frères, me laissant seule avec ses meubles et les victuailles pour ce repas. Par chance, quelques dryades avaient accepté de me donner un coup de main. J’étais loin d’être une bonne cuisinière. Quelques minutes plus tard, les aliments étaient enfin prêts à être cuits. Manquait plus qu’un petit feu que je m’empressais d’allumer. Seulement, je n’avais pas pensé qu’une étincelle allait faire un joli feu de camp des meubles que mon amie m’avait prêté.

-Zut ! Mais où sont les Naïades quand on a besoin d’elle? Pensai-je un peu trop fort, en tombant à genoux sur le sol, découragé.

Heureusement pour moi, Poséidon arriva au bon moment pour éteindre ce petit brasier qui aurait très bien pu mettre feu à la forêt entière. Me relevant prestement, je fis une révérence maladroite tout en étant rouge de honte. Croisant son regard, je ne pus m’empêcher de lui dire :

- Au menu ce soir, de la truite calcinée! Je veux dire, de la truite argentée…

Bien sûr, tout le monde choisit ce moment pour arriver...

Hélène, pensive, accoudée à sa commode en acajou. Elle est ailleurs. Ses esclaves s'occupent de sa coiffure pour le dîner de ce soir, elles sont quatre, peut être cinq, à s'agglutiner autour de sa tignasse rousse, et pourtant, un étrange sentiment de solitude la consomme. Derrière elle, on s'active, les froufrous volent et les bijoux défilent.

- Ma Reine, pour vos cheveux, la rivière de diamants ou la couronne d'émeraudes ?

D'un mouvement vague, sa Majesté désigne l'une ou l'autre, désintéressée. Ah, quel Ennui ! Cette pauvre enfant, le spleen la ronge ! Mais voilà que la porte s'ouvre, et que Ménélas, son époux, apparait, l'air désemparé. Il ressemble à une mémé lasse dans la mélasse, ce Ménélas !

- Hélène ! Ton père a débarqué à l'improviste, et il a ramené des amis ! Toute la clique de l'Olympe s'est invitée à notre table !

- Ah, les dieux de l'Olympe, réponds la fille de Zeus, visiblement déçue.

Alors tout le monde s'active, tout le monde se presse - ces Dieux qui sont craints et adorés, il ne faut pas les décevoir. Seule Hélène reste immobile. Elle se sent comme un paysage. Enfin prête et parée, elle descend les escaliers et rejoint le hall en compagnie de Ménélas. Zeus embrasse sa fille, Aphrodite lui lance un regard jaloux, Artémis un clin d’œil complice, Athéna prend des airs de hibou, et Dionysos a déjà bien glouglouté. Clichés !

Tout ce beau monde passe à table, on gobichonne, on festoie, l'heure est à la débauche gustative ! Au menu, ce soir, du genou de matou, et des choux à la crème d'olives.

- Oh, dit Dionysos tout ému - pleurant presque, ça me rappelle ma nounou, elle raffolait du genou de matou... Paix à son âme.

- Est ce que ça a été cuit dans un bain de cailloux ? demande Eros, levant son petit nez. Je trouve que ça manque de paltinflan.

- Arrête de leur chercher les poux, mon petit voyou, rétorque Aphrodite, sa mère. Et ne fais pas joujou avec la nourriture !

Zeus et Apollon font une bataille de boulettes de pain, utilisant leurs assiettes en guise de bouclier et leurs cuillères comme catapultes. Ménélas garde son sérieux, car c'est un homme plein de principes. Et Hélène... Ah, Hélène... Elle est bien loin déjà.

Les Dieux s’étant invités un jour à Athènes, son roi de vit obligé de les servir. Malheureusement les récoltes avaient été mauvaises, et le repas risquait d’être plus que frugal. Il fit alors venir Orphée afin de les nourrir par sa poésie au lieu de mets périssables. Celui-ci chanta alors ces mots, pour rappeler qu’il valait mieux ne pas servir n’importe quoi, quand on a les dieux à sa table :

Banni de l'Olympe, Tantale ruminait.
Il ne songeait qu'à vengeance, ah le voyou !
"Ah quel châtiment choisir, ou quelle plaie ?",
L'homme se demandait, caressant un matou.

Mais les Dieux lui offrirent sa chance sur un plateau
Envoyant un message porté par un hibou
Déclarant qu'ils viendraient manger très bientôt
Chez ce cher Tantale au regard acajou.

Alors l'idée lui apparut sans prévenir,
Tantale sourit, ravi de son mauvais coup.
Oh, c'était sûr, les Dieux allaient s'en souvenir.
Il fit alors mander son fils et sa nounou...

Pelops souriait, heureux que son père l'appelle
Pour lui, le couteau tendu était un joujou
Et il ne comprit pas l'intention paternelle,
Jusqu'à ce que le poignard lui coupe le cou.

Quand les Douze arrivèrent, il était midi
Le plat bouillonnait, emplissant l'air de "glouglous".
En les voyant entrer, dans toute sa perfidie,
Tantale joua l'humble et se mit à genoux.

Il leur fit prendre place et les complimenta,
Vanta d’Arès la forme et d’Héra les bijoux,
Tandis qu’Artémis s’asseyait près d’Athéna,
Suivie d’Aphrodite et de ses roses froufous.

Il amena le plat, les priant de manger :
Tous sauf Déméter le fixèrent avec dégoût
Tantale s’inquiéta, mais sans se démonter,
Il ajouta que c’était du poulet au chou.

Zeus n’y tenant plus, il se leva en grondant
« Comment ose-tu mortel, te moquer de nous ?
Sais-tu ce qu’il te coûtera, sale impudent ?
Tu mourras au Tartare, comme un simple pou ! »

Hadès à cet ordre pourfendit la Terre,
Y précipitant Tantale encore debout.
Et depuis l’impertinent y vit un enfer,
Tout comme Sisyphe pousse son lourd caillou.

Bien sûr, les Olympiens avaient dû voter le lieu de leur dîner. Et une majorité de ces voyous avait choisi l'endroit le plus romantique, le plus charmant et le plus distingué de tous l'univers connu et inconnu : ma grotte sombre et humide au fin fond des enfers. Quel goût raffiné !
Et bien entendu, il fallait que je prépare moi-même le repas – que j'allais servir sur une table d'acajou, pas d'ébène : c'est « trop sombre » – en me faisant, le temps d'un soir, à la fois le cuisinier, le serveur et même la nounou des Olympiens. Entre nous, on sait bien qu'en dehors de faire joujou avec ses bijoux (de vulgaires cailloux transparents) ou caresser le froufrou de ses robes, Aphrodite ne s'attelait à aucun travail manuel, et qu'elle n'eût pour rien au monde touché une casserole (Déshonneur que cela fût pour son rang!). Je pestai une fois de plus contre ceux que je n'avais jamais appréciés.
C'était Athéna qui, hier, m'avait prévenu, sous sa forme reconnaissable de hibou ahuri – pardon, de chouette sage et cultivée. Alors je maniais casseroles et poêles afin de préparer un « divin » repas, et cela ne m'enchantait guère.
En entrée, une salade verte mêlée à des olives noires, des dés de vingt-deux fromages différents, et des quartiers de pommes et d'oranges, relevée d'une sauce vinaigrette des plus ambivalente, à la fois piquante et douce, épicée et agréable.
Le plat principal – j'avais dû me mettre à genoux pour cueillir les plus petits piments rouges (oui, ceux qui piquent le plus) – était un Spaghetto alla peperonchino. Une recette très exotique qui nous venait d'un pays occidental.
Enfin le dessert, une colossale tarte, aux mille fruits dont les saveurs délicates se mêlaient parfaitement, et nappée d'une fine couche de miel des plus subtiles.
La boisson quant à elle, était à choisir parmi dix sortes de vin (je savais que le dieu des glouglous, Dionysos, apprécierait grandement), cinq autres sortes d'alcools divers et de l'eau des plus pures fontaines (j'avais d'abord hésité avec celles du Léthé, puis de mon lac aux cygnes).
Tout cela en espérant que la grande Artémis n'invite pas quelque gros matou (comme un tigre ou une panthère, pourquoi pas ? La déesse de la Lune adoptait parfois de drôles de partenaires de chasse) qui, plein de puces et de poux malvenus, me ferait faire chou blanc...